David Verand est un ostéopathe tranquille et sans histoires, il a une vie sereine, recompose une famille avec sa compagne et ses deux enfants, il habite Montgenèvre non loin de l’Italie, travaille à Briançon, fait de l’escalade avec son copain Vincent, le gendarme, il aime sa région, sa vallée, les montagnes, sa compagne, il est heureux de vivre.
Et puis l’incident, et puis une transgression irréfléchie, réflexe, soudaine : protéger un fugitif de ceux qui le poursuivent. Comme ça, parce qu’il a vu la peur sur un visage et l’effroi du danger, il tend la main, et fait ce que requiert silencieusement ce visage. Il cache le fugitif aux poursuivants, à la maréchaussée. C’est le début d’un chemin de traverse.
« Tant qu’on n’a pas touché du doigt la réalité de ce cauchemar, on ne sait rien. On devine. On imagine. Et on passe son chemin. »
Le fugitif est un mineur, étranger, isolé. La suite, c’est la bascule dans la militance. Un pas sur ce chemin de l’engagement va en appeler un autre. Cacher quelqu’un, puis l’accueillir, puis tenter de l’aiguiller vers les bonnes personnes, les bonnes associations. Se heurter à l’arbitraire administratif, au pouvoir discrétionnaire de l’Etat ou des collectivités territoriales, … Etre révolté par ce qu’on découvre, qu’on ne soupçonnait pas deux jours avant. Etre témoin impuissant et scandalisé des pratiques illégales de refoulement, de non-accueil. Répondre presque par hasard à des sollicitations amicales ou pressantes : aller chercher un blessé, se laisser enrôler dans une maraude de nuit près de la frontière. Se heurter aux identitaires, aux gendarmes, à la justice… Y laisser son couple peut-être, l’affection des siens, rompre des amitiés, au nom de ces nouvelles fidélités, y risquer son travail, sa réputation, sa liberté ….
“Les engagés” est un beau portrait de militant, réalisé par Emilie Frèche. Benjamin Lavernhe est impressionnant de justesse. Le film s’ouvre sur l’arrière de sa tête, pensive, que frotte sa main, mais sa main abîmée, blessée, rugueuse …. Un cerveau et des mains salies. Autour de lui, on regrette que le format de film ne permette pas de donner toute l’ampleur désirée à certains personnages : les personnages des exilés , à l’exception de Joko, manquent d’épaisseur, ils sont trop montrés comme un élément du décor nécessaire : certes il s’agit d’un film sur ces engagés que sont les militants, mais on aurait aimé voir davantage la variété d’émotions et et de relations qui sont tissées au contact des exilé-e-s, et qui nourissent aussi l’engagement des militants que nous sommes.
Ainsi du personnage de Gabrielle (Julia Piaton), que David finit par entrainer dans son sillage d’engagement, mais qui s’estompe dans la deuxième partie du film. Ou de Lili , la jeune adolescente (scène magnifique où Luna Bevilacqua est remarquable dans le jeu silencieux quand elle comprend la tragédie qui s’est déroulée en son absence). Ce sont aussi les militants/ bénévoles du “Refuge” dont on aimerait savoir davantage : leur ancienneté dans l’engagement leur fait adopter des positions moins immédiatement radicales et plus tactiques que celle de David, mais comment se positionnent-ils, qui sont-ils ?
Il y a comme une atmosphère de camp de combattants dans le refuge que dirige Anne (Catherine Hiegel) : il y a des adversaires, il y a des ennemis que l’on combat. On combat pour les droits humains, pour la dignité des exilés, pour leur survie. Tous connaissent la violence de l’Etat. Ils savent ce dont l’Etat est capable quand il est attaqué. Comme l’écrit Lordon “(L’Etat) ne révèle jamais si bien son fond pulsionnel qu’à sa manière , non pas de châtier, mais d’écraser, et si c’est possible d’anéantir, les “criminels politiques” qu’en réalité il a constittués en ennemis de l’Etat. (…) Il vaut mieux être le pire meurtrier d’enfant que l’ennemi de l’Etat.” (1)
Le gendarme Vincent (Bruno Todeschini), ami de David, apporte une nuance nécessaire. Il a plus vécu que David et tempère le naïf enthousiasme initial de ce dernier sur une paroi. “Que la France est belle !” lance un David ivre de joie. “Vue d’ici, peut-être.” lui répond Vincent, pensif et désabusé.
La fin du film accumule les ellipses, ce qui l’affaiblit, et c’est dommage. Certains dialogues sont également trop didactiques. Mais comment faire autrement ? Le droit des étrangers est si peu connu, la réalité des situations vécues réellement est tellement méconnue.
Un format plus long, celui d’une mini-série, par exemple, aurait peut-être permis de pallier à certains des manques ressentis et des défauts du film.
Il n’en reste pas moins que c’est un film important à voir. On devient militant parce qu’un jour, notre regard a croisé un autre regard. Parce qu’on a ouvert les yeux. Parce qu’on a vu un visage. Parce qu’un jour, on a pris le réel en pleine gueule. Le réel, c’est ce à quoi on se cogne, disait (je crois) un psychanalyste. Certains se cognent ainsi au réel du vécu des exilés. Ils deviennent “les engagés”.
Vincent Cabanel
(1) Frédéric Lordon : Imperium, p. 16 – La fabrique éditions – 2015