Le projet de loi Darmanin qui va être examiné au Sénat à partir du 28 mars 2023 porte un nom balancé : « Contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ».
Deux axes donc, énoncés dès le titre. Le premier axe nous inquiète, car il correspond à la dimension sécuritaire qui régit la politique migratoire de tous les gouvernements depuis des lustres. Le deuxième nous intéresse davantage, nous, associations, bénévoles et militants, qui savons combien le parcours d’arrivée en France est un parcours du combattant pour les étrangers non-communautaires.
L’examen du plan du projet ne nous rassure pas : le projet comporte 27 articles répartis en 5 titres. Seul le premier titre (8 articles, 8 pages) correspond à l’axe « Améliorer d’intégration ». Les quatre autres titres (19 articles, 29 pages), soit la plus grosse partie du texte, répondent tous à des préoccupations sécuritaires, administratives et policières :
- Améliorer le dispositif d’éloignement des étrangers représentants une menace pour l’ordre public
- Sanctionner l’exploitation des migrants et contrôler les frontières
- Engager une réforme structurelle du droit d’asile
- Simplifier les règles du contentieux étranger
Il ne faut pas s’y laisser tromper : derrière les mots positifs en apparence (améliorer, réformer, simplifier, … ), se cachent à peine des atteintes aux droits fondamentaux, aux libertés publiques, aux droits des étrangers, au droit d’asile, aux principes d’accueil, d’hospitalité et de fraternité.
Nous reviendrons très vite dans un autre article de ce site sur les mesures répressives de ce texte contenues dans ces 4 titres. Examinons d’abord les mesures potentiellement « positives » de ce projet de loi.
Voici quels sont les articles du titre I. :
Titre I : Assurer une meilleure intégration des étrangers par le travail et la langue |
Chapitre 1 : Mieux intégrer par la langue |
Article 1 : Conditionner la carte pluriannuelle a la maitrise minimale de la langue française |
Article 2 : Mettre à la charge de l’employeur une obligation de formation à la langue française |
Chapitre 2 : Favoriser le travail comme facteur d’intégration |
Article 3 : Créer une carte de séjour temporaire mention « travail dans des métiers en tension » |
Article 4 : Accélérer l’accès au marché du travail des demandeurs d’asile ressortissant de pays bénéficiant d’un taux de protection internationale élevé |
Article 5 : Conditionner le statut d’auto-entrepreneur à la preuve de la régularité du séjour |
Article 6 : Réformer les passeports « talent » |
Article 7 : Création d’une carte de séjour “talent-professions médicales et de la pharmacie “ |
Chapitre 3 : Mieux protéger les étrangers contre les employeurs abusifs |
Article 8 : Prévoir une amende administrative sanctionnant les employeurs d’étrangers ne détenant pas un titre les autorisant à travailler |
Mieux intégrer par la langue (article 1 et 2)
Souci louable . Effectivement parler le français est un des facteurs essentiels de l’intégration. Mais cela est soumis à une temporalité. Un étranger apprend le français au cours de ses années d’intégration dans le pays
« Si la langue est un capital qui favorise l’insertion professionnelle, la plupart des immigrés apprennent la langue en travaillant. » [1]
Dès lors subordonner l’octroi d’une carte pluriannuelle à une maîtrise minimale de la langue, qui, de surcroît, n’est pas défini par la loi, mais serait définie par un décret ultérieur, c’est mettre la charrue avant les bœufs , comme l’écrit F. Héran. [2]
On en vient à confondre les plans : autant il est compréhensible de demander un niveau minimal de français pour la naturalisation, autant il est stupide de le faire pour le séjour : on transforme l’objectif (pouvoir parler et comprendre le français), en préalable, en prérequis. L’objectif est un résultat de l’intégration, pas son point de départ.
Une carte de séjour pluriannuelle c’est pour un immigré une sécurité. Pour la France, la carte pluriannuelle de séjour est un facteur qui favorise l’intégration.
Nous ne pensons pas qu’il faille restreindre encore l’octroi de ces cartes pluriannuelles . Au contraire nous plaidons pour un octroi plus facile, qui permette à la personne allophone de se concentrer sereinement sur son intégration (cours de langue, travail), au lieu d’avoir une épée de Damoclès administrative anxiogène au-dessus de la tête.
Notre expérience de terrain nous montre à l’envi que c’est de moyens de terrain qu’il y a besoin pour développer les cours de langue. Des règles contraignantes n’apporteront rien de plus.
Favoriser le travail comme facteur d’intégration
Une nouvelle carte de séjour pour les métiers en tension (article 3)
La création de cette carte a été annoncée dans une interview surprise accordée le 2 novembre 2022 au quotidien Le Monde par les deux ministres du Travail et de l’Intérieur (Olivier Dussopt et Gérald Darmanin)
A peine cette nouvelle annoncée, « la droite, fidèle à elle-même, hurla aussitôt à la ‘régularisation massive’, brandissant l’argument rituel de ‘l’appel d’air’, que ne manquerait pas de susciter ce nouveau titre de séjour »[3]. Olivier Dussopt rétropédala, et il semble bien que nous soyons en face d’un double discours : vers la gauche : « Voyez comme nous sommes accueillants » (ouverture, flou vers le haut quant au nombre de personnes concernées), vers la droite : « ça concernera très peu de monde » [4] (fermeture, restrictions, flou vers la baisse quant au nombre).
Le projet de loi prévoit la création, à titre expérimental, d’une carte de séjour temporaire mention « travail dans les métiers en tension »[5]
Les conditions d’accessibilité à cette carte sont :
- Justifier d’au moins 3 ans de présence en France
- Avoir au moins 8 mois (consécutifs ou non) d’activité professionnelle salariée au cours des 24 derniers mois
- Dans un des métiers en tension listés par arrêté conjoint des ministres Intérieur et Travail
- Et dans une zone géographique caractérisée par des difficultés de recrutement (liste administrative)
Nous citons ici la position de la Cimade :
La Cimade regrette en premier lieu que la mesure soit réduite aux seuls métiers considérés comme en tension. La liste des métiers en tension peine à coller aux réalités du terrain, parce qu’elle est établie sur la base de données incomplètes (seules les offres publiées via Pôle Emploi étant prises en compte) et parce que l’emploi de personnes sans-papiers comble de nombreux besoins de main d’œuvre. Ainsi, la plupart des secteurs qui embauchent massivement les personnes sans-papiers sont à ce jour presque absents de la liste des métiers en tension (bâtiment, restauration, ménage, aides à la personne…). (…)
Ainsi, l’approche « métiers en tension » perpétue une vision utilitariste de la main d’œuvre étrangère, perçue comme une variable d’ajustement face aux pénuries de main d’œuvre, tout en étant en décalage avec les réalités de terrain.
La Cimade déplore également la nécessaire justification de l’exercice d’une activité professionnelle (…) La logique absurde de la circulaire « Valls »[6], consistant à justifier d’une situation de travail illégal pour être régularisé·e, est sanctuarisée.
La Cimade regrette également les restrictions apportées par l’exigence d’ancienneté de présence en France, peu pertinente au regard de l’enjeu de la mesure, et par l’exclusion des périodes d’activité professionnelles exercées sous certains statuts, pourtant réguliers.
Enfin et surtout, La Cimade regrette que le projet de loi ne comporte aucune autre mesure visant à favoriser l’accès à un titre de séjour.
L’accès au travail des demandeurs d’asile (article 4)
Depuis 2018 et la loi Collomb, les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler avant 6 mois de présence en France. Les « Dublinés » n’y ont pas droit du tout. Et encore cette possibilité n’existent qu’après autorisation administrative (elle n’est pas de plein droit).
Cette situation est bien sûr aberrante : on condamne ainsi des personnes à l’inactivité, à l’impossibilité d’accéder à des revenus autres que l’Aide aux Demandeurs d’Asile (ADA). Nous sommes témoins de l’envie de travailler, d’être actifs, utiles, qui habitent les demandeurs d’asile, à l’instar de tout être humain. La suspicion dont ils sont l’objet (« des paresseux qui voudraient profiter de l’ADA » ….) ne correspond en rien à la réalité (p.m. : l’ADA est de 200 euros par mois pour 1 personne seule si cette personne est logée en CADA ; comment voulez vous manger, acheter une carte de bus, une carte téléphonique, des vêtements, pourvoir à vos autres besoins … avec 200 euros par mois ?)
Le projet de loi Darmanin se propose de revenir très partiellement sur cette restriction . Certains demandeurs d’asile de certains pays (là encore une restriction : pays figurant sur une liste déterminée par l’autorité administrative, le critère étant le taux de protection accordé par la France pour les ressortissants de ces pays : dépassement d’un seuil fixé par décret) pourront travailler dès le dépôt de leur demande sans attendre les 6 mois et sans autorisation spécifique. C’est une bonne chose, mais pourquoi ne pas l’étendre à tous les demandeurs d’asile ?
Il paraitrait raisonnable et nécessaire de permettre à tous les demandeurs d’asile de pouvoir travailler dès l’enregistrement de leur demande, à l’instar de ce qui a été fait pour les Ukrainiens (relevant du dispositif de protection temporaire) .
La position de la Cimade est claire :
En conformité avec les dispositions de la directive européenne sur l’accueil, La Cimade demande que l’ensemble des demandeurs d’asile aient accès au marché du travail dès l’enregistrement de leur demande et soient autorisés automatiquement à travailler.
Les mesures d’intégration de ce projet de loi ne sont pas à la hauteur
Sur l’apprentissage de la langue : ce n’est pas une mesure positive c’est une règle contraignante de plus. Règle contre-productive de surcroît qui n’aidera pas à l’intégration.
La carte de séjour « métier en tension » : beaucoup de flou sur la mesure, sur sa mise en œuvre, sur sa portée. Trop de restrictions et de conditions contraignantes. La mesure ne permet pas de sortir de l’aberration actuelle : il faut prouver avoir travaillé illégalement pour obtenir une carte de séjour légalisant votre travail !
Le travail ouvert aux demandeurs d’asile sans attendre 6 mois : c’est une bonne chose, mais c’est une demi-mesure si elle ne concerne pas tous les demandeurs d’asile.
Bref sur ces trois points qui sont censés traduire la volonté d’intégration du gouvernement, le bilan est très maigre. Beaucoup trop maigre.
Le gouvernement a préparé ce projet de loi seul, à partir de ses seules priorités, sans tenir vraiment compte de l’expertise des associations de solidarité avec les migrant.es, les réfugié.es, les exilé.es., sans élaborer le projet avec les acteurs de terrain. Le résultat est un projet extrêmement insuffisant et décevant dans la partie censée contenir les mesures « sucrées »
Vincent Cabanel
Retrouvez ICI notre dossier de travail sur ce projet de loi
[1] « Immigration, le grand déni » – François Héran, Le Seuil, collection La République des Idées, Paris 2023 – p.89
[2] Idem, p. 88
[3] Idem, p. 116
[4] Le ministre du Travail a dit sur France Info (3 novembre 2022) que cela toucherait tout au lus « quelques dizaines de milliers de personnes ». Puis, dans le Figaro, il a réduit encore la portée à « quelques milliers de personnes ». (Héran p 117) Mais on sait que le même ministre a eu récemment des imprécisions fortes quant à certaines données chiffrées, dans un autre débat législatif…
[5] Pour la fin de ce paragraphe, nous citons presque mot pour mot le « décryptage du projet de loi asile et immigration » réalisé par la Cimade en mars 2023
[6] La circulaire Valls est une circulaire du Premier ministre en date du 28 novembre 2012. C’est jusqu’à présent le seul texte qui donnait un cadre pour l’admission exceptionnelle au séjour des étrangers en situation irrégulière. Ces A.E.S. (admissions exceptionnelles au séjour) ressortent au pouvoir discrétionnaire (donc arbitraire) des préfets.